Peut-on s’inspirer du modèle suédois ? Entretien avec…

Son Excellence Veronika Wand-Danielsson, Ambassadeur de Suède - article paru dans #MagCAPIDF

Grâce à une série de réformes menées dans les années 1990, l’économie suédoise est en pleine forme. Le pays cumule excédents budgétaire et commercial, et chômage faible. Un modèle à transposer ?

Depuis de nombreuses années, le modèle suédois fait rêver et les dernières statistiques économiques du pays, ont de quoi faire pâlir d’envie nos dirigeants. La croissance économique dépasse 3 % l’an en moyenne depuis 2014, doublée d’imposants excédents extérieurs, plus de 4 % du PIB, et de surplus budgétaires. La dette publique est de 40 % et le taux de chômage est de 6 %. Moteur industriel de la Scandinavie, la Suède capitalise aujourd’hui son investissement dans les nouvelles technologies avec des champions comme Spotify, dans la musique, ou Izettle, dans le paiement en ligne. Le fruit de réformes structurelles qui ont permis au pays de renforcer sa compétitivité tout en préservant largement son modèle social.

Une refonte de la fiscalité

L’État a remis à plat son système fiscal en 1991, sous l’impulsion des conservateurs, puis sous la conduite des sociaux-démocrates. La Suède subissait alors un chômage élevé, une production stagnante, des comptes publics plombés. Et la lourdeur des impôts faisait polémique, poussant le fondateur d’IKEA, Ingvar Kamprad, à l’exil fiscal en Suisse. L’impôt sur les revenus du travail et du capital suivait alors un barème pentu jusqu’à 85 % avec de multiples niches fiscales. A la place, un système dual a été introduit : un taux progressif pour les revenus du travail, ramené à 50 % maximum (remonté depuis à 57 %) compensé par un coup de balai dans les niches, et un taux forfaitaire à 30 % pour les revenus du capital. Et l’impôt sur les sociétés a été baissé de 58 à 30 % (22 % aujourd’hui). Par la suite, en 2004, la gauche a supprimé les droits de succession et, en 2007, la droite a aboli l’impôt sur la fortune. Symboliquement, Ingvar Kamprad, aujourd’hui disparu, est revenu au pays en 2013. « Ce nouveau système fiscal, simple et incitatif, a eu des effets spectaculaires », relève Philippe Aghion, professeur d’économie au Collège de France. « L’investissement productif a bondi et l’innovation aussi, avec aujourd’hui un record de dépenses en R&D. Le chômage a reflué et cette nation connaît l’une des plus fortes croissances en Europe, appuyée sur la performance à l’export de ses industries et son dynamisme dans le high-tech ». Un enthousiasme que partage Bertil Wahlström, troisième génération à la tête de la société d’édition et de distribution de livres Lindblads Bokförlags (25 millions d’euros de chiffre d’affaires). Ce chef d’entreprise vante volontiers les réformes fiscales probusiness menées depuis vingt-cinq ans. « Je suis moins inquiet pour mon entreprise que ne l’était mon père, qui menait l’affaire sous un climat fiscal plus rude. Grâce à la baisse de l’impôt sur les sociétés, nous avons pu financer notre développement sans avoir besoin des banques ou d’ouvrir le capital hors de la famille. La plus faible imposition des dividendes m’a permis de laisser l’argent dans mon affaire ». Une source d’inspiration pour nos gouvernants.

Des réformes structurelles

Vue de Suède, la transposition de ce modèle en France ne garantit pas les mêmes résultats. « C’est trop peu et trop tard », avertit Johan Fall, expert fiscal de l’organisation patronale Svenskt Näringsliv, le MEDEF suédois. « A l’époque, notre baisse drastique des taux nous a donné un vrai avantage comparatif. Mais depuis, tous les pays nordiques, d’Europe de l’Est, l’Allemagne, l’Italie, ont instauré une flat tax sur les revenus du capital et le taux d’IS a été réduit partout en Europe ». De surcroît, Lars Calmfors, économiste de l’université de Stockholm, juge que les réductions d’impôt sur le capital ne sont qu’un facteur secondaire des performances enviables de la Suède : « Cette révision fiscale n’a été qu’une parmi d’autres réformes structurantes, telle que la libéralisation massive des secteurs protégés, qui a généré une concurrence améliorant la productivité. Nous avons aussi dévalué la couronne de 25 % pour améliorer notre compétitivité-prix. Dans le même temps, nos exportations ont été aidées par l’accélération du commerce mondial à cette époque ».

Un modèle battu en brèche ?

À cela, s’est ajoutée une réduction des dépenses publiques pour redresser, avec succès, les finances publiques. Allocations famille et chômage moins généreuses, aides au logement supprimées, régime des retraites revu à la baisse : de 1994 à 1999, les prestations sociales sont passées de 27 à 19 % du PIB. « Nous sommes allés trop loin », regrette Ola Pettersson, conseiller économique du puissant syndicat ouvrier LO. « En 1991, nous avions négocié la réforme comme un compromis constructif d’adaptation de l’État-providence à l’impératif de compétitivité par temps de mondialisation. Mais depuis, l’équilibre s’est brisé : la taxation du fruit du travail a remonté, celle du capital a été encore allégée au point que le système est devenu injuste ». La question des inégalités gagne en ampleur, renforcée par l’envolée des prix des logements, d’autant que le pouvoir d’achat des ménages progresse peu. Une situation qui s’est traduite par l’alourdissement de l’endettement des ménages venant à dépasser 180 % de leur revenu disponible, contre 110 % en France. Et d’autres ombres pointent sur ce tableau idyllique : une grande vulnérabilité aux tensions commerciales internationales, une fragilité du secteur immobilier et, surtout, le manque de main-d’œuvre qualifiée. Comme l’écrit l’OCDE, « il est de plus en plus difficile de faire correspondre les travailleurs et les emplois. Des pénuries de main-d’œuvre sont apparues dans de nombreux secteurs, comme l’informatique, la santé et l’éducation ». Toutes les entreprises sont touchées, de la start-up à des géants comme Vattenfall, l’EDF suédois, qui a lancé fin 2018 une campagne de recrutement dans l’espoir d’attirer mille ingénieurs, chefs de projet, ou techniciens pour faire fonctionner ses centrales nucléaires, ses champs d’éoliennes et ses barrages hydroélectriques.

 

ENTRETIEN AVEC
SON EXCELLENCE VERONIKA WAND-DANIELSSON, AMBASSADEUR DE SUÈDE

Ambassadeur du Royaume de Suède en France, Veronika Wand-Danielsson, a parcouru le monde dans le sillage d’un père diplomate. En poste à Paris depuis quatre ans, elle s’investit pour le développement du formidable potentiel de coopération entre nos deux nations.

Comment se portent les échanges commerciaux entre la Suède et la France ?

Mieux que jamais. Portés par la bonne réputation de nos entreprises en France, où certaines sont implantées depuis plusieurs décennies, nos exportations ne cessent de croître. En 2018, avec 4,5 % des exportations totales de la Suède, La France est notre neuvième marché d’exportation et notre onzième fournisseur. Plus de 1 000 établissements suédois sont présents en France, dont 400 filiales. Des entreprises telles que IKEA, Volvo Trucks, H&M ou Securitas, considèrent la France comme un hub stratégique en Europe. Des entreprises qui doivent leur réussite à leur faculté d’adaptation aux évolutions des marchés et des besoins. Un état d’esprit qui caractérise bien les Suédois qui n’hésitent pas à se remettre en question et à expérimenter pour être plus performants. C’est pourquoi nous voyons un grand potentiel dans des secteurs clés en pleine évolution, comme les sciences de la vie, la pharmacie, la santé, où des sociétés comme Capio, leader européen de l’hospitalisation, investissent énormément en R&D pour apporter une vraie valeur ajoutée. Mais c’est aussi le cas des Fintech ou des télécommunications, avec l’un des plus grands opérateurs mondiaux en matière de 5G, Ericsson, qui augmente sa présence en France.

Ces échanges sont principalement axés sur l’industrie avec des investissements croisés. Comment l’expliquez-vous et de quelle manière la Suède entend-t-elle les faire évoluer dans les prochaines années ?

En tant que pays industrialisés nous évoluons sur les mêmes marchés. La transition écologique et énergétique nous en apporte un nouvel exemple. La Suède et la France investissent dans un changement environnemental majeur, afin d’atteindre les objectifs climatiques de l’accord de Paris. L’industrie suédoise relève le défi avec force en misant sur l’innovation la plus intelligente et la plus rentable, par exemple dans les domaines des transports, avec Scania ou Volvo en partenariat avec Renault, qui développent en France des véhicules propres ; et de l’énergie avec Vattenfall, candidat à un projet éolien au large de Dunkerque. Mais nous devons élargir ce champ aux services. KEOLIS, Cap Gemini, Atos ou le secteur bancaire sont déjà bien implantés en Suède et la digitalisation de l’économie offre de belles perspectives, tout comme la coopération dans le domaine spatial.

Quels sont justement les secteurs d’activités où les savoir-faire des entreprises françaises sont actuellement recherchés ?

Si l’on se place dans une perspective d’investissements, nous voulons nous concentrer dans trois domaines. D’une part la mobilité intelligente avec un cluster automotive MobilityXLab à Göteborg avec notamment Volvo et Ericsson. D’autre part les infrastructures pour lesquelles le gouvernement a lancé un plan national pour agrandir et réaménager le réseau de transports (air, mer, route, voies ferrées). Et enfin les sciences de la vie. À ce sujet, nous avons organisé en novembre dernier une grande conférence au Collège de France sur les innovations en matière de santé. Depuis cinq ans nous organisons des événements biotech ”French-Swedish Life Science Days” en coopération avec Vinnova et BPI France, où les entreprises rencontrent des partenaires et des investisseurs.

Les exportations suédoises de biens vers la France se sont élevées à 5,75 milliards € en 2018, tandis que les importations se sont élevées à 5,1 milliards €.

Où en est le partenariat stratégique pour l’innovation et les solutions vertes signé entre nos deux pays ?

Ce partenariat résulte d’une initiative suédoise visant à impulser une nouvelle dynamique à la coopération économique et scientifique entre nos deux pays, encouragée par l’esprit de réforme du Président Emmanuel Macron. Signé en novembre 2017, il est axé sur quatre grands secteurs de coopération : des solutions vertes pour les transports, les énergies propres et les villes intelligentes ; la finance verte pour une économie adaptée aux changements climatiques ; la transformation numérique, l’industrie intelligente et les start-up ; enfin l’innovation en matière de santé et des sciences de la vie. La récente visite de notre Premier ministre, Stefan Löfven, a été l’occasion de dresser un premier bilan d’étape. Nous avons déjà obtenu de nombreux résultats en particulier dans le domaine des transports. Élisabeth Borne et Tomas Eneroth, se sont beaucoup impliqués dans sa mise en œuvre, avec l’organisation d’ateliers conjoints réunissant les principaux acteurs industriels français et suédois, pour aborder notamment les questions liées aux routes électrifiées. Notre ambition est de d’imaginer des solutions inspirantes pour répondre aux enjeux d’un développement durable.

La Suède a fait évoluer son modèle social en conciliant la compétitivité et l’exigence de justice sociale. Est-ce là la clé de la réussite, et ce modèle vous semble-t-il duplicable ailleurs ?

Il est vrai que la Suède a mis en place, depuis la fin des années 1930, un modèle de dialogue social, parfois appelé modèle de consensus, mais qui repose en réalité sur des négociations difficiles entre des parties qui n’abandonnent pas tant qu’elles ne sont pas parvenues à un accord. Cela peut prendre des semaines ou des mois. Le fondement même de ce modèle est que toutes les parties, qui disposent d’une grande marge de manœuvre, doivent pleinement assumer leur responsabilité. Il est difficile de dire si ce modèle peut être exporté, mais ce qui est clair, c’est que lorsque la répartition des rôles et les conditions du dialogue social changent, le résultat change également et il y a donc lieu de suivre l’évolution de la situation en France et de voir comment les réformes en cours affecteront le dialogue social. L’essentiel en la matière est de savoir être à l’écoute de l’autre et de se respecter.

 

Paru dans CAP’IDF N°67