Conférence-débat sur l’Intelligence artificielle – Jeudi 15 Mars 2018

PAR OLIVIER COUSI,
AVOCAT AU BARREAU DE PARIS | PARTNER – GIDE LOYRETTE NOUEL A.A.R.P.I

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET LE DROIT, MYTHE OU RÉALITÉ

L’intelligence artificielle affole les commentateurs, déroute les philosophes et inquiète les individus.

Remplacement par des robots, transhumanisme, vie éternelle de l’esprit après la mort, santé et capacités augmentées, partenaires sexuels parfaits, compagnons de vie infatigables et non irritables… Avec l’intelligence artificielle, les fantasmes ne sont jamais loin et l’imagination, propre (pour l’instant…) à l’être humain, est prête à s’enflammer pour imaginer des futurs incertains et inquiétants où, comme dans MATRIX, la machine prendra le contrôle. Ce qui frappe les esprits, c’est moins le caractère artificiel que la notion d’intelligence qui est ainsi questionnée. Si une intelligence peut être « manufacturée » à l’aide d’outils, d’algorithme et de silicium, alors notre intelligence humaine pourra être mise en cause et notre identité s’en trouvera fondamentalement bouleversée.

UN OUTIL D’EFFICACITÉ PROFESSIONNELLE

Et pourtant, aujourd’hui, les intelligences auxquelles nous avons affaire sont encore «faibles» selon l’analyse de Laurent Alexandre ou de Cédric Villani, les enjeux sont donc encore également faibles et c’est sans doute le bon moment pour s’adapter à ces évolutions et à l’utilisation des outils numériques.

Pour les entreprises, on parle d’ « uberisation » du travail, de disparition de métiers, mais aussi de création de milliers d’emplois nouveaux. Si elles sont prises en compte dès aujourd’hui, les évolutions stratégiques majeures et l’innovation qu’apportera l’intelligence artificielle peuvent donner aux entreprises une nouvelle dynamique et d’importants gains de productivité.

Pour les juristes, cette révolution numérique ouvre de nouveaux horizons, tant du point de vue de l’évolution du droit que dans la pratique de leur métier.

Plus que tout autre métier, la possibilité offerte par les algorithmes de trier, classer, analyser, mettre en forme ou traiter des milliers d’informations ne peut être ignorée par les professionnels du droit et de la justice. Pour eux, ces outils numériques sont déjà des enjeux de concurrence, de rationalisation des prestations, de baisse des coûts et donc d’efficacité professionnelle.

Notamment, les professions juridiques doivent compter avec les legalTech, ces entreprises, généralement des start-up, qui proposent des services juridiques en ligne, susceptibles d’offrir directement au public, pour moins cher et dans des délais plus courts, de la documentation juridique, des contrats et des modèles, la création de sociétés ou le suivi corporate.

L’intelligence artificielle est déjà présente dans le domaine du droit et va aussi permettre de gérer les contentieux et les procédures facilement industrialisables, la rédaction automatique d’un recours ou d’une assignation, la mise en place ou le suivi de class actions. Déjà sont offerts des services en ligne de résolution de litiges, d’arbitrage sur des plateformes et la fourniture de logiciels capables d’automatiser le traitement des conflits.

RESTER AU SERVICE DE L’HUMAIN

L’enjeu, pour la filière droit, est donc de profiter des opportunités qu’apporte l’intelligence artificielle par ces outils de recherche et d’analyse de décisions de justice ou de traitement des informations contenues dans les contrats.

Le deep learning, les logiciels « apprenants », les smart contracts, se présentent comme de nouvelles opportunités pour améliorer les conseils juridiques, comme l’utilisation de la Blockchain permet d’augmenter le service rendu aux clients en matière de sécurisation des actes et de la transmission de données.

Mais l’Intelligence Artificielle doit toujours rester au service de l’être humain. En droit, deux enjeux juridiques majeurs ; la personnalité juridique des machines qui pensent et la justice prédictive

Pour certains, les robots devront acquérir une personnalité juridique autonome alors que pour d’autres leur responsabilité reste subordonnée à celle de leurs propriétaires, se posera alors la question de comment gérer la responsabilité entre l’utilisateur, le créateur, le programmeur ou encore le robot lui-même …

En matière de justice, la tentation sera grande de laisser un « programme » comparer, étudier des milliers de documents, évaluer et comparer des faits identiques, une jurisprudence mise en coupe réglée pour préparer un jugement « juste » et « équitable » puisque basé sur une analyse stricte des faits de l’espèce, sans a priori ou parti pris propre à la personne humaine. Nous n’en sommes qu’au commencement et les promesses de la justice prédictive ne sont pas encore tenues, mais elle est en route.

Dans le domaine du Droit, plus que jamais, l’avocat pourra être le partenaire privilégié des entreprises s’il peut les accompagner dans la maîtrise de ces outils numériques, mieux les conseiller et les aider en prenant à sa charge et en utilisant opportunément l’intelligence artificielle appliquée aux questions juridiques ou judiciaires.

 ENTRETIEN AVEC ISABELLE FALQUE PIERROTIN,

PRÉSIDENTE DE LA CNIL 

Au moment où la cybersécurité et la protection des données deviennent des enjeux stratégiques majeurs pour les entreprises, nous avons rencontré Isabelle FALQUE-PIERROTIN, présidente de la CNIL (commission nationale de l’informatique et des libertés) à l’occasion des 40 ans de cette institution.

LA CNIL FÊTE CETTE ANNÉE SES 40 ANS, QUELLES SONT SES PRINCIPALES RÉUSSITES ET COMMENT ENVISAGEZVOUS SON AVENIR ?

Notre principale réussite est certainement d’avoir su rester fi dèle à nos principes cardinaux mettant la personne humaine au centre, tout en nous adaptant aux évolutions ayant jalonné ces 40 dernières années, de l’Internet à la biométrie ou à l’intelligence artificielle. A partir de notre positionnement initial qui était de protéger le citoyen contre les

fichiers publics, nous nous sommes progressivement transformés en un régulateur économique de la donnée et nous avons participé à des combats majeurs autour des données ; par exemple, celui du droit à l’oubli ou pour le contrôle des fi chiers de renseignement.

La CNIL à l’avenir va continuer d’être un entrepreneur permanent des libertés, en réinventant ses outils de régulation en partenariat avec les acteurs pour permettre l’innovation. Elle contribuera aussi à modeler le savoir-faire européen en matière de protection de la vie privée : elle devra, avec l’application du nouveau Règlement européen de protection des données en mai, intégrer plus étroitement son action avec celle de ses partenaires européens.

LES QUESTIONS DE CYBERSÉCURITÉ SONT-ELLES SUFFISAMMENT PRISES EN COMPTE PAR NOS ENTREPRISES ?

Un défaut de sécurité peut paralyser une entreprise et nuire à sa réputation. Plusieurs récents scandales, « WannaCry » au premier rang, ont montré l’importance de cet enjeu et souligné qu’il est à la fois un enjeu de marché et de souveraineté. Pour le bon fonctionnement de nos économies numériques et la consolidation de toute la chaîne des acteurs concernés, il est nécessaire de parfaire la compréhension des acteurs, leur culture de sécurité et leur connaissance, en particulier chez les PME, des mesures techniques et organisationnelles à adopter au regard des risques.

C’est la raison pour laquelle la CNIL fait preuve d’une grande vigilance quant à la bonne application des règles de sécurisation des traitements de données personnelles dans ses contrôles. Elle s’est également positionnée en faveur de solutions de chiffrement. Elle participe à la diffusion de bonnes pratiques en matière de sécurité, et agit dans ce cadre en étroite collaboration avec l’ANSSI.

COMMENT LA COOPÉRATION EN CE DOMAINE S’ORGANISE-T-ELLE AU NIVEAU EUROPÉEN ?

L’Europe a pris conscience de l’importance de l’enjeu de la sécurité des données. Le RGPD œuvre en ce sens par le développement d’obligations nouvelles, à commencer par l’obligation de notification des violations de données à caractère personnel ; la responsabilité des sous-traitants est par ailleurs renforcée. Des décisions contraignantes pourront être prises conjointement par les autorités de contrôle européennes en cas de non-respect. Il s’agit d’une étape essentielle d’un chantier plus vaste que la Commission européenne souhaite poursuivre dans les mois à venir pour renforcer les capacités de l’Union face aux cyberattaques.

L’ENTRÉE EN VIGUEUR DU RGPD LE 25 MAI PROCHAIN, SUSCITE DES INTERROGATIONS VOIRE DES INQUIÉTUDES NOTAMMENT PARMI LES PME ET TPE. COMMENT DOIVENTELLES S’Y PRÉPARER ET QUE PROPOSEZ-VOUS POUR LES Y AIDER ?

Le RGPD consacre une logique de conformité continue aux règles de protection des données personnelles pour l’ensemble des acteurs qui en collectent et en font l’usage. Cette nouvelle approche, qui allège considérablement le contrôle a priori du régulateur, met les acteurs devant des responsabilités nouvelles, notamment en termes d’outils internes à déployer. Il est sûr que ceci constitue un effort, un investissement important pour les entreprises, d’autant que les sanctions potentielles sont lourdes.

La CNIL ne laisse pas les PME et TPE seules face à ces nouveaux défis, et souhaite les accompagner dans leurs premiers pas vers ce nouveau paradigme. Elle met à leur disposition sur son site Internet de nombreux outils permettant de s’y préparer (un parcours en six étapes, notamment). Compte tenu de la complexité du RGPD pour ce type d’acteurs économiques, elle s’associe avec la BPI (Banque publique d’investissement) pour rendre public fin mars un guide d’accompagnement au RGPD spécifique pour les TPE-PME.

LE DÉVELOPPEMENT DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DOIT-IL NOUS ENTHOUSIASMER OU NOUS INQUIÉTER ?

L’IA est la nouvelle frontière du numérique qui peut nous enthousiasmer car elle offre des avancées considérables dans des champs aussi variés que la santé, l’assurance ou la justice. Elle peut également raisonnablement nous inquiéter du fait de l’opacité à laquelle nous sommes confrontés face à ces systèmes. C’est pourquoi la CNIL a souhaité lancer en 2017 un grand débat public sur les enjeux éthiques des algorithmes et l’intelligence artificielle, qui a mobilisé plus de 60 partenaires (institutions publiques, acteurs associatifs, entreprises) qui, chacun dans leurs champs, ont organisé des consultations.

Cette consultation a montré que le questionnement éthique était bien réel et la CNIL a proposé un plan d’action en 6 points pour répondre à ses différents volets.

PAR LUC FERRY,

Philosophe, ancien ministre de l’Éducation nationale

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE VA BOULEVERSER LE MONDE

Si l’on en croit les meilleurs spécialistes, l’évolution de ­l’intelligence artificielle (IA) passera par trois phases. Entre 2015 et 2025, elle remplacera de nombreuses tâches, non seulement routinières (caissières de supermarché), mais aussi sophistiquées, en médecine, analyse financière, juridique, comptabilité… Le chômage technologique transitoire, celui qui est engendré par l’innovation, sera relativement violent, mais avec une formation professionnelle adaptée et un marché du travail plus flexible, nous pourrions atteindre le plein emploi si nos politiques ­comprenaient enfin les enjeux.

Entre 2025 et 2050, l’IA pourra remplir des tâches bien plus complexes, y compris celles qui supposent une bonne coordination sensorimotrice (cuisinier, serveur, jardinier, hôtesse de l’air…), ce dont elle était encore incapable au stade précédent. La complémentarité humain/robot restera néanmoins possible pourvu, là encore, que nos politiques anticipent ces évolutions. En revanche, si l’on parvenait en 2050 à créer une IA « forte », c’est à dire un humanoïde réellement intelligent, doté d’un cerveau non biologique comparable au nôtre et par conséquent capable de conscience de soi, de pensée (et pas simplement de calcul) et d’émotions humaines, alors là, oui, nous aurions créé une post-humanité qui rendrait la nôtre obsolète.

L’IA serait supérieure à nous dans tous les domaines, rien ne la différencierait du cerveau humain, sinon qu’elle lui serait des milliers de fois supérieure et qu’elle serait en outre connectée à tous les réseaux. Nous serions alors comme Neandertal face à Cro-Magnon, mais à ce stade, disons-le clairement, la question de la fin du travail serait le cadet de nos soucis. Elon Musk, qui n’est pas le premier venu, y croit dur comme fer, ce pourquoi il vient de créer Neuralink, une entreprise destinée à booster nos malheureux cerveaux afin de les rendre compétitifs face aux progrès de l’IA. Stephen Hawking, Bill Gates, Ray Kurzweil, Laurent Alexandre ou Yann Le Cun, en sont convaincus eux aussi. Personnellement, j’ai des doutes sur la possibilité d’une IA forte, mais qui peut dire où nous conduiront les biotechnologies dans cinquante, cent ans ou deux cents ans ?

La vérité c’est que nul n’en sait rien. Ce qui est certain à tout le moins, c’est que dans quelques décennies, nombre de métiers auront disparu. Par exemple, il n’y aura plus de chauffeurs de camions, de bus, de taxis ou de trains, et ce qui est sidérant, c’est que nos meilleurs intellectuels ne s’y intéressent toujours pas, pas plus hélas que nos politiques qui n’y comprennent à peu près rien, le nez qu’ils ont dans le guidon d’un vélo qui s’appelle la « com », alors que c’est tout simplement l’avenir de nos enfants qui se joue aujourd’hui. Consternant !