Semi-conducteurs : comment revenir dans la course technologique ? Entretien avec Didier Lamouche

Semi-conducteurs : comment la France et l’Europe peuvent-elles revenir dans la course technologique ?

Entretien avec Didier Lamouche, expert international

Comment expliquez-vous la pénurie actuelle qui impacte bon nombre de secteurs et est-elle appelée à durer ?

Il faut distinguer divers aspects dans ce qu’on appelle aujourd’hui la crise des semi-conducteurs. Un aspect court terme, tactique : les constructeurs automobiles, qui en sont les principaux consommateurs en Europe, ont totalement coupé pendant des mois – pour des raisons de coûts – leurs commandes dès l’apparition de la crise Covid début 2020. Les fournisseurs de semi-conducteurs ont donc redirigé leurs capacités vers les clients ayant maintenu voir augmenté leurs réservations. Des pays comme le Vietnam, la Thaïlande ou la Chine où sont assemblés ces semi-conducteurs, ont fermé leurs usines, en raison de politiques zéro Covid, créant une crise considérable de l’offre. Quand le redémarrage post-Covid s’est traduit par une forte augmentation simultanée de la demande pour alimenter des véhicules électriques 3 fois plus consommateurs de semi-conducteurs, l’engorgement était inévitable et il faudra plusieurs trimestres voire années pour le résorber. À cela s’ajoute une fragilité européenne résultant de décennies d’une doctrine de protection jusqu’au-boutiste du consommateur, qui a rendu l’Europe industrielle offerte à la concurrence sauvage et dérégulée, qui a été quasi fatale pour les industries de pointe ou émergentes. D’où ses dépendances extrêmes vis-à-vis des technologies de base, essentielles pour le monde d’aujourd’hui et de demain. Plus de 70 % des composants mondiaux sortent des usines de Taïwan (près de 99 % pour les plus avancés) ou des États-Unis, en particulier au niveau des microprocesseurs qui équipent 100 % des micro-ordinateurs (fournis par Intel ou AMD), 100 % des téléphones (fabriqués par Samsung ou Taïwan). C’est au moins la 3ème crise en 25 ans que nous vivons : en 1998 la crise financière asiatique avait été une première alerte, en 2011, la catastrophe de Fukushima a privé toute l’industrie automobile de fournitures de composants critiques pendant de nombreux mois et à nouveau en 2020. On notera au passage que ces crises se produisent tous les 10 ans environ, donc rendez -vous en 2030.

« La doctrine de protection jusqu’au-boutiste du consommateur, qui a rendu l’Europe industrielle offerte à la concurrence sauvage et dérégulée, a été quasi fatale pour les industries de pointe ou émergentes »

Quelle est la place de l’Europe et de la France sur ce marché stratégique ?

Alors que les fabricants européens de semi-conducteurs étaient proches du top 5 mondial il y a 20 ans, les deux seuls fabricants européens qui subsistent ne sont même plus dans le top 10. La part de l’Europe a été divisée par 3 en 20 ans pour tomber à 10 % de la production mondiale. Nous n’avons pas su créer ou préserver un marché intérieur porteur à l’image des États-Unis, avec Apple, Google, Microsoft ; de Taïwan pour la fabrication et son fer de lance TSMC, ou de la Corée du Sud avec Samsung. L’Europe est doublement exposée : tactiquement en n’étant pas capable de produire les composants dont elle a besoin pour ses produits courants, stratégiquement en n’ayant pas accès aux technologies avancées.

Le « Chips Act » qui entend faire de l’Europe un leader sur les prochaines générations de puces électroniques est-il de nature à changer la donne ?

Je note que pour la première fois depuis des décennies, nous avons à la tête de ce programme quelqu’un qui, sans être un spécialiste du secteur, comprend les problématiques technologiques et a la crédibilité nécessaire pour entraîner la machinerie politico-administrative européenne. Maintenant, d’un point de vue politico-stratégique, il faut quatre conditions pour bâtir un écosystème semi-conducteur cohérent, performant et résilient :

  • premièrement, les technologies de base, les technologies fondamentales ;
  • deuxièmement, le capital pour mettre en place les investissements, de la conception à la fabrication et concrétiser son indépendance stratégique ;
  • troisièmement, le marché pour rentabiliser ces investissements ;
  • quatrièmement, les processus politiques pour réguler, c’est-à-dire soit protéger quand il le faut, soit promouvoir, soit contrôler le développement cohérent de la chaîne de valeur.

Il manque à l’Europe le marché intérieur et le processus politique. Je reste malgré tout optimiste, mais il faut bouger maintenant car on est à la croisée des chemins.

Quels seraient alors les leviers à activer pour recoller au peloton de tête ?

Il faut une réaction politique puissante. Je ne pense pas que les règles et institutions actuelles le permettent. Il faut une vraie remise à plat, mais si on l’accepte, alors c’est possible. Ce projet je l’ai réussi avec Bull, puis Atos qui, partant de zéro ou presque, est devenu un des leaders mondiaux du calcul haute performance et de la simulation numérique.

« Protéger les emplois européens à travers le soutien d’industriels leaders, c’est protéger les citoyens bien plus efficacement que par la protection des prix »

L’Europe a-t-elle réellement les moyens de protéger notre souveraineté sur ces technologies avancées ?

Pour les technologies classiques : oui. Par contre, sur les produits très avancés qui servent notamment pour l’intelligence artificielle ou la 5G, les capacités n’existent pas parce qu’il manque le marché intérieur et surtout une philosophie européenne qui confond « protection du consommateur » et « protection du citoyen ». La religion de l’Europe bruxelloise est  bâtie sur la protection du consommateur au sens ou garantir une concurrence extrême, c’est garantir des prix bas et donc protéger le pouvoir d’achat du consommateur. Ce raisonnement ne tient plus depuis plus de 20 ans. Il nuit à la création de leaders mondiaux européens, car il ne permet pas à ces leaders potentiels de se propulser grâce à l’élan du marché européen , en empêchant les regroupements, et les renforcements industriels. Protéger les emplois européens à travers le soutien d’industriels leaders, c’est protéger les citoyens bien plus efficacement que par la protection des prix.

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